Mise à jour le 29 juin 2021
Publié le 25 juin 2021 Mis à jour le 29 juin 2021

La mobilisation des Gilets jaunes a pris des formes inédites. Ce mouvement est d’autant plus difficile à circonscrire qu’il reste en cours. Comment discuter et penser cet inachèvement ? Une expérience d’écriture collective a permis de raconter l’histoire du mouvement des Gilets jaunes.

Texte de Pauline Mercier, doctorante contractuelle en psychologie sociale, Université Lumière Lyon 2, Groupe de recherche en psychologie sociale (GRePS)

Si le mouvement des Gilets jaunes – qui, depuis novembre 2018, soutient des revendications économiques, sociales et politiques – est devenu plus diffus, il vit encore. Très médiatisées au fil des manifestations hebdomadaires et des blocages de routes et ronds-points, les interventions des Gilets jaunes n’ont en effet pas cessé avec les confinements successifs. Le jaune, à la symbolique équivoque, porte en elle une histoire tumultueuse et s’est nourrie de nouvelles significations en France rendant visible un groupe social invisibilisé (Morin, 2018). La crise sanitaire limitant les rassemblements en extérieur, les Gilets jaunes ont transposé leur action, parfois en exposant leurs mots d’ordre sur des banderoles accrochées aux fenêtres, d’autres fois en exprimant leur convergence avec les Blouses blanches. Ce qui rend le mouvement singulier, c’est qu’il prend des formes qui le rendent difficile à circonscrire dans l’espace et dans le temps : va-t-il s’arrêter ? Et si oui, quand ?

Comment faire le récit d’un évènement alors même qu’il est toujours en cours ? Si de nombreuses définitions du récit s’appuient sur le schéma classique «début – complication – fin», dans nos vies quotidiennes ce dernier peut être bouleversé. À l’instar de Christopher Nolan qui se propose de mettre en scène l’antichronologie et les fins ouvertes, nous racontons des histoires alors même qu’elles ne sont pas terminées. C’est parce qu’il est inédit, collectivement vécu et socialement inscrit que le mouvement des Gilets jaunes est un prétexte idéal pour étudier sa reconstruction mémorielle. Or cette dernière ne recoupe pas forcément, loin s’en faut, la vision dominante du mouvement : elle exprime une autre vérité.
 

La psychologie sociale : un cadre et des méthodes


Nous avons utilisé la méthode des focus groups (Kalampalikis, 2004) pour étudier le souvenir et la construction narrative de l’histoire du mouvement des Gilets jaunes à partir de récits oraux et écrits de l’évènement par celles et ceux qui y ont participé. Entre mars et avril 2019, six mois après le début du mouvement, nous avons ainsi réalisé huit focus groups composés de cinq personnes (21 femmes et 18 hommes, d’une moyenne d’âge de 20 ans). Il s’agissait de découvrir si un groupe parviendrait à écrire collectivement l’histoire d’un évènement en cours, et comment il le ferait. Nous proposons ici deux analyses réalisées sur ces récits : l’analyse qualitative des personnages (Hamon, 1972), qui permet d’en déterminer les rôles différenciés, et l’analyse psychosociale pragmatique (Ghiglione, 2014), qui permet de saisir l’effet que ces récits produisent lorsqu’on les lit.
 

Un évènement en cours, un schéma narratif sous tension


Si la conjonction temporelle (absence et incertitude quant à la fin) a orienté les souvenirs du mouvement des Gilets jaunes, sa liaison avec des connaissances passées a permis de lui offrir une valeur, une qualité, un nom et donc des significations (Kalampalikis & Haas, 2008). En effet, les participant.es ont actualisé des évènements passés (émeutes de 2005, attentats de 2015, Nuit Debout, Printemps arabe…) afin de mieux comprendre cet évènement inédit.  
L’analyse des personnages des récits révèle une opposition entre un héros dit négatif – ici, une entité unique, l’État – et des héros dits collectifs – aux identités plurielles et hétérogènes, les Gilets jaunes. En effet, les participant.es commencent par décrire une identité assez homogène des Gilets jaunes, et au fil du temps et des débats, ce groupe se mue en une multitude de personnes aux identités différentes. Cette analyse permet de comprendre les représentations qui sont délivrées à travers des expressions métaphoriques : «une France divisée», «une population segmentée», «une France prête à exploser». Des représentations de la France qui semblent converger vers l’idée qu’une masse dominée lutte contre une minorité dominante.
Si la mémoire sociale approche ici la forme de la mémoire officielle, son contenu s’en distingue. Se souvenir, c’est se représenter quelque chose d’absent dans le présent, mais non sans l’influence d’une projection dans le futur (Brockmeier, 2002). Dans les groupes, des conflits entre volonté de décrire et de narrer sont apparus, et plus largement, entre un souhait de produire un récit qui s’inscrirait davantage dans une mémoire historique tout en exprimant une mémoire du groupe. Ils et elles ont souhaité s'en tenir aux faits, en s’efforçant de mettre  à distance les représentations caricaturales véhiculées par les médias, et se fonder  sur les codes temporels et la supposée absence de parti pris du récit historique : «Dans le récit historique, c'est la dimension descriptive, objective, qui tient ce premier rôle trompeur ; généralement, le narrateur ne tire pas lui-même une morale, mais la leçon d'histoire en cache une autre, politique ou éthique, qui reste, pour ainsi dire, à faire...» (Bazin, 1979).  L’histoire étant teintée par celui ou celle qui la raconte, cette contribution a pris par-dessus tout une valeur testimoniale.
 
Bibliographie
  • Bazin J. (1979), La production d’un récit historique, Cahiers d’Études Africaines, 73, 435-483
  • Brockmeier J. (2002). Remembering and Forgetting: Narrative as Cultural Memory, Culture & Psychology, 8, 15-43
  • Ghiglione R. (2014), Discours et persuasion dans S. Moscovici (Ed.), Psychologie sociale, Paris, PUF
  • Hamon P. (1972), Pour un statut sémiologique du personnage, Littérature, 6, 86-110
  • Kalampalikis N. (2004), Les focus groups, lieux d’ancrages, Bulletin de Psychologie, 57/3, 281-289
  • Kalampalikis N. & Haas V. (2008), More than a Theory: a New Map of Social Thought, Journal for the Theory of Social Behaviour, 38/4, 449-459
  • Morin, E. (2018, décembre 24), La couleur jaune d’un gilet a rendu visibles les invisibles, Médiapart