Mise à jour le 29 juin 2021
Publié le 25 juin 2021 Mis à jour le 29 juin 2021

Au commencement était la chauve-souris. Cet animal, accusé de tous les maux en temps de pandémie, est depuis toujours au centre de représentations et de pratiques dont nous avons à apprendre. Les études biologiques ne peuvent y suffire. Il faut également prendre en compte le riche matériau (oral, notamment) auquel donnent accès les enquêtes ethnologiques.

Texte de Michèle Cros, professeure d’anthropologie de la santé et de la nature, Université Lumière Lyon 2, Laboratoire LADEC & Benjamin Frerot, doctorant contractuel en anthropologie, Université Lumière Lyon 2, Laboratoires LADEC et TransVIHMI.

Où suis-je ? Tel est le titre à la fois simple et bizarre du dernier ouvrage de Bruno Latour (2021), accompagné d’un sous-titre troublant : Leçons de confinement à l’usage des terrestres. Comme si nous pouvions tirer un quelconque parti de cette pandémie de Covid-19 au caractère cataclysmique pour le monde entier devenu sens dessus dessous.

À l’origine du virus du SARS-CoV-2 se trouverait une chauve-souris… Il s’agirait ici d’une énième histoire de zoonose franchissant la barrière entre les espèces, sans qu’on puisse encore en démêler tous les tenants et les aboutissants. Nous voici dans l’obscurité. Mais se refuser à voir le puits de lumière que cette pandémie nous donne aussi à contempler serait faire fi des capacités extraordinaires des chauves-souris par qui tout aurait commencé.
 

Chauve-souris, souche à virus ?


L’anagramme a fait les beaux jours de la presse. Le réaménagement des lettres du mot composé chauve-souris donne en effet «souche à virus». Les chiroptérologues, ou spécialistes des chiroptères connus sous le nom de chauves-souris, sont unanimes : les seuls mammifères volants de la création sont porteurs de plus de 150 virus. Mise en lien avec le nombre d’espèces de chiroptères (plus de 1400 aujourd’hui, dont la majorité sont insectivores), la noirceur de cette anagramme est à relativiser, même si les chauves-souris seraient compromises dans plusieurs zoonoses mortelles pour les humains : Hendra, Nipah, Ebola, Marburg, SRAS, MERS.

Étrangement, la plupart des virus que les chauves-souris véhiculent ne nuisent pas à leur propre santé. En colonies, elles vivent même très longtemps en raison de cette résistance aux infections virales. Elles possèdent, en effet, un remarquable système immunitaire qui serait lié à leurs techniques de vol. C’est notamment pour cette raison que les chauves-souris passionnent les naturalistes. Un récent ouvrage collectif où se mêlent des approches écologiques, biologiques et anthropologiques (Keck et Morvan, 2021) tente de cerner leurs étonnantes propriétés, qui constituent autant de vérités construites et mises en forme dans des travaux qui relèvent d’une science plurielle.
 

Une héroïne de conte


Bien avant que n’entrent en scène ces études scientifiques, la littérature orale avait déjà souligné l’identité plurielle de la chauve-souris. Dans les Contes initiatiques peuls d’Amadou Hampâté Bâ, l’animal parle et il dit :

«Je suis mammifère par mes dents et oiseau par mes ailes.
Suspendue par les pieds, je repose dans les branches.
La lumière du jour m’aveugle et l’obscurité de la nuit m’éclaire.»

Une investigation ethnographique conduite en pays lobi burkinabè relate l’origine mythique de cette suspension qui caractérise la chauve-souris. Résumons cette histoire. La mère du Dieu créateur est malade. Dieu a besoin d’une noix de karité pour préparer un médicament.  Il s’adresse à Chauve-souris. La mère de Dieu est sauvée grâce à son aide. Puis c’est au tour de la mère de Chauve-souris d’être au plus mal et elle demande à Dieu, maître de la pluie, de faire pleuvoir afin de préparer son propre médicament. Mais la pluie ne tombe pas et sa mère meurt. Depuis ce jour, Chauve-souris se tient tête en bas, car elle ne veut plus voir Dieu. Elle le défie en lui montrant son postérieur en permanence et en ne volant que la nuit. Une semblable affaire de contre-don contrarié est relatée dans d’autres récits recueillis en Afrique. Autant d’expressions tenaces d’une rancune qui rappelle l’indifférence du créateur à bien des malheurs assaillant non-humains et humains ici-bas (Cros, 2020a).
 

Viande de brousse empoisonnée


Au Burkina Faso comme en Guinée et dans bien d’autres pays, les chauves-souris sont aussi des viandes de brousse. Les frugivores sont appréciés. Lors de la première épidémie d’Ebola qui a frappé l’Afrique de l’Ouest, les chauves-souris ont été accusées de transmettre ce virus et des campagnes de sensibilisation ont alerté les populations sur les risques pathogènes d’une trop grande proximité entre les espèces. Par précaution, toutes les viandes de brousse sont tombées sous le coup d’un interdit sanitaire général. Des opinions divergentes n’ont pas tardé à se manifester. Certains savoirs éthologiques et thérapeutiques locaux revendiquent d’ailleurs une cohabitation ancienne avec des chauves-souris très précieuses. Alors comment donner un sens à ce mal qui nous affecte ? Rapportons une rumeur qui a circulé en Guinée : si ces animaux consommés sont devenus mortifères pour les habitants, c’est parce qu’ils auraient été empoisonnés à dessein afin d’étendre la culture des palmiers à huile aux mains d’exploitants à la peau claire !

L’opinion ici livrée n’est pas dénuée de pertinence. Elle atteste même d’une rencontre entre des formes de vérité scientifique et vernaculaire si l’on met en parallèle les risques d’émergence des maladies infectieuses et les changements environnementaux des lieux où elles apparaissent, souvent marqués par une déforestation et une perte de biodiversité (Robin, 2021). L’opinion populaire donne alors à voir, en un autre clair-obscur saisissant, l’expression radicale de la responsabilité humaine dans l’émergence des zoonoses, au temps présent de l’anthropocène.

En période de Covid-19, le monde à l’envers des chauves-souris devient le nôtre (Cros, 2020b) sans pour autant que nous puissions bénéficier de leur système immunitaire. Il devient vital de leur donner la parole à nouveau afin de s’en instruire et d’expérimenter, enfin, un vivre ensemble terrestre plus respectueux. À bon entendeur, santé !
 
Bibliographie
  • Cros M. (2020a), Bat portraits in times of pandemic, MAT - Medicine Anthropology Theory, Photo Essays, 7/2, 273-284
  • Cros M. (2020b), Respirer comme des chauves-souris, Anthropologie & Santé, 21
  • Hampâté Bâ A. (1993), Contes initiatiques peuls, Paris, rééd. Stock-Pocket
  • Keck F. & Morvan A. (eds) (2021), Chauves-souris - Rencontres aux frontières entre les espèces, Paris, CNRS Éditions
  • Latour B. (2021), Où suis-je - Leçons de confinement à l’usage des terrestres, Paris, La Découverte
  • Robin M.D. (2021), La fabrique des pandémies - Préserver la biodiversité, un impératif pour la santé planétaire, Paris, La Découverte