Mise à jour le 29 juin 2021
Publié le 25 juin 2021 Mis à jour le 29 juin 2021

Au sein du débat sur la post-vérité, l’expertise académique n’éclaire pas uniquement les discours politiques les plus contemporains ; en replaçant les questions d’actualité dans la longue durée, les universitaires donnent une épaisseur historique à des termes comme «relativisme» ou «scepticisme» et clarifient l’apport des penseurs antiques et modernes aux questionnements de l’ère 2.0.

Texte d'Emmanuel Naya, maître de conférences en littérature française, Université Lumière Lyon 2, Institut d’Histoire des Représentations et des Idées dans les Modernités (IHRIM)

Zapper d’une chaîne internationale d’information à une autre, c’est plus que jamais passer d’un terrier de lapin à l’autre côté des miroirs. C’est transiter d’une galaxie faite de mots à une autre, sans rapport obligatoire avec la vérité. Apparu dès le début des années 1990, le terme «postvérité» a été officiellement consacré «mot de l’année» dans l’édition 2016 du Dictionnaire d’Oxford, avant d’être largement étudié – surtout sous l’angle des nouveaux médias qui ont accompagné ce changement de notre rapport au discours, avant tout dans le champ politique. On s’est alors mis à discourir sur la capacité du discours à être valide, véridique. Le dissensus (désaccord) est devenu objet de dissensus, dans une dynamique vertigineuse, procurant entre autres aux universitaires un piquant passe-temps, voire une mission de sauvetage de l’humanité : il fallait déterminer les circonstances historiques ayant produit ce phénomène (Ferraris, 2019) ou ses implications théoriques afin de sauver le soldat vérace (Revault d’Allones, 2018). L’idée – tant dans le cadre d’un séminaire de Licence 3 que via la rédaction d’un ouvrage –, est de prendre part à ce débat auquel la mandature de Donald Trump a donné du grain à moudre, par silos entiers.

Cette inquiétude grandissante pour l’éloignement des mots et des choses est reliée à la question du relativisme et du scepticisme, sans que ces termes soient envisagés dans leur acception initiale. Et si la postvérité n’était pas que l’héritage de la post-modernité, héritant elle-même de Nietzsche, mais plus profondément celui d’un scepticisme pratiqué dès l’Antiquité ? Ce scepticisme dont Montaigne, dans ses Essais, s’est fait la caisse de résonance tout en approfondissant ses applications pratiques ? Si l’ère post-factuelle est censée nous plonger en plein scepticisme, pourrait-on (à moins que cette idée soit elle-même post-factuelle) voir en quoi les racines d’un usage utilitariste de la parole, éloigné de toute considération pour la vérité, remontent au moins, (si l’on tient pour plus marginaux la première sophistique dans l’Athènes du Ve s. av. J.-C ainsi que le relais sceptique de Lucien de Samosate) à Pyrrhon d’Élis vers 365-275 av. J.C. ?
 

Ne pas passer pour une courge


Qu’entendre par vérité ? Mettons d’emblée de côté la vérité dite «révélée» dans le cadre des religions, ensemble d’énoncés indémontrables. Notre rapport au vrai peut prendre deux formes : soit la recherche du vraisemblable, soit plus frontalement celle du vrai, un énoncé qui soit adéquat à la réalité sur laquelle il porte. Notre carcan logique, depuis Aristote, est soumis au principe de non-contradiction : dire d’une chose qu’elle est A et non-A nous empêche de penser son sens, et nous réduit au silence, ne nous permettant pas de nous élever au-dessus du règne végétal : nous ne vaudrions pas mieux qu’un potiron, dit Aristote dans la Métaphysique (Gamma, 1008b7-12) : «il est impossible que le même appartienne et n’appartienne pas en même temps à la même chose et du même point de vue» (Gamma, 1005b 19-20). Pour être vrai, un discours doit être non-contradictoire et réduire à une seule conception le sens d’une réalité observée. Bien sûr, la disparité dans l’observation des phénomènes et dans les interprétations que nous en faisons vient en permanence contester cet effort de réduction. La quête du sens, cette «maladie naturelle de notre esprit» selon Montaigne, crée sans cesse des querelles, avec les autres comme avec nous-mêmes.
 

Le scepticisme comme thérapie


Le scepticisme, qui n’est pas un système doctrinal mais un «exercice spirituel», une méthode de gestion de nos représentations, intervient comme une thérapie (Sextus Empiricus, I, 8-10) : opposer à tout discours dogmatique une contradiction permettra de créer un sentiment de blocage, une impossibilité de choisir entre deux visions, et finalement une suspension du jugement ; cet arrêt momentané de l’enquête délivre une tranquillité intellectuelle. Ouvrir le regard sur la bigarrure des phénomènes et des opinions, voilà ce que veut dire la skepsis (que l’on traduit communément – mais au risque d’un dévoiement de sa portée, par «scepticisme»). Le discours alternatif agit comme dans un jeu de forces physiques contraires, mettant la rationalité en veille, et recentrant l’individu sur sa perception affective du monde, sur son sentiment personnel. «Prendre la vie pour guide», comme le faisait Pyrrhon d’Élis, c’est recevoir ses indications à titre purement personnel.
Le scepticisme radical des Anciens a compris la vertu corrosive de la contradiction : usage de tout type de discours même le plus farfelu pourvu qu’il vienne en «opposition», atomisation du discours, mise en question des discours de vérité, capacité de suspendre la raison au profit de l’affect, recentrement total sur soi et, finalement, comme Montaigne l’a décrit, réaffectation utilitariste du pouvoir des mots et des fictions qui agissent concrètement sur le corps social comme sur le corps des individus. Ce «discours alternatif» n’est plus le moyen d’une tranquillisation de l’esprit comme dans l’Antiquité, mais un but en soi : il utilise la fragmentation du discours (stimulée par la structure des réseaux sociaux) pour créer, par effet paradoxal, des systèmes identitaires collectifs – en dehors de toute approche rationnelle ou scientifique. De Pyrrhon d’Élis, lequel passait à côté de son ami Anaxarque en train de se noyer sans vouloir s’en rendre compte aux tweets de Trump ou autres sympathisants de la mouvance conspirationniste Qanon, c’est toujours l’efficacité concrète de la contradiction qui prévaut.
 
Bibliographie
  • Ferraris M. (2019), Postvérité et autres énigmes, Paris, PUF [2017]
  • Revault d’Allones M. (2018), La Faiblesse du vrai, Paris, Seuil
  • Aristote, Métaphysique, trad. P.-P. Duménil et A. Jaulin, GF, Paris, Flammarion, 2008
  • Michel de Montaigne, Les Essais, éd. E. Naya, D. Reguig, A. Tarrête, Folio classiques, Paris, Gallimard, 2009
  • Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes, trad. P. Pellegrin, Points essais, Paris, Seuil, 1997