Mise à jour le 24 nov. 2025
Publié le 19 novembre 2025 Mis à jour le 24 novembre 2025

par Bérénice Hamidi, professeure en esthétiques et politiques du théâtre, Laboratoire Passages Arts & Littératures (XX-XXI), Université Lumière Lyon 2

Scène de séduction ou de viol ? notre procès part d’une controverse réelle suscitée par la mise au concours de l’agrégation d’un poème du 18e siècle. Des candidates questionnent le canon d’interprétation imposant une lecture du texte comme scène d’amour. Cette performance explore les enjeux sociaux et judiciaires de l’affaire Chénier, appelant le public à délibérer lui aussi.

Quoi ? Rappel des faits : l’affaire Chénier

2018. La mise au programme de l’agrégation d’un poème d’André Chénier suscite une vive controverse. En cause, l’interprétation de la scène décrite dans “L'Oaristys”. Dans une lettre au jury, des candidates demandent s’il sera autorisé de parler non de scène d’amour mais de scène de viol, car telle est leur lecture de ce texte.

La controverse s’emballe quand des médias crient à la cancel culture. Les accusations fusent, au nom de valeurs démocratiques invoquées par les deux camps : censure et atteintes à la liberté de création vs dénonciation d’oeuvres et de conventions d’interprétation qui perpétueraient une culture du viol opposée aux principes de liberté et d’égalité. La querelle littéraire est aussi politique. Elle porte sur deux points essentiels :
1. La scène représente-elle ou non un viol ?
2. Comment enseigner les œuvres qui invisibilisent, normalisent et érotisent les violences sexuelles ?

Comment ? Le dispositif de notre procès

À partir des faits réels, notre procès fictionnalise l’affaire : une ex-agrégative, Salomé Gaber, lance le hashtag #cheniercultureduviol. Le poète revient alors d’entre les morts défendre son nom, son oeuvre et sa vision de l’art et des rapports hommes/femmes et lui intente un procès en diffamation.
Gaber invoque l’excuse de vérité et plaide que les accusations publiques en matière de violences sexistes et sexuelles (VSS) contribuent à un débat d’intérêt général. À charge pour elle de démontrer  que le poème contribue à la culture du viol.
Deux expertes littéraires, Laure Murat et Hélène Merlin, sont convoquées par la Cour pour éclairer le débat sur la responsabilité des oeuvres, de leurs auteurs et autrices et des institutions chargées de les transmettre.
Chénier et Gaber incarnent deux paradigmes qu’on ne saurait réduire à l’affrontement entre les valeurs d’hier et celles d’aujourd’hui. La culture du viol triomphe toujours dans la bouche d’un Depardieu ou d’un Trump. Et la culture du consentement, qui n’est pas défendue par toute la génération Z, avait déjà ses soutiens sous l’Ancien Régime.
Pour saisir ce conflit, notre procès ouvre une faille dans l’espace-temps : ni dans le passé ni dans le présent, ni dans la fiction pure ni dans le réel, il entend percuter notre ordre du monde pour éclairer les dysfonctionnements du cadre judiciaire et idéologique encore dominant et ouvrir des perspectives de changement.
 

Pourquoi ? Expérimenter, sensibiliser


Jeanne Lelièvre - Instagram : @jeanne.lelievre
Sans être tranchée, la question « que faire des auteurs d’oeuvres qui sont aussi auteurs de violences sexuelles ? » commence à être bien débattue depuis les cas Matzneff et Polanski. Une autre demeure : que faire des oeuvres qui invisibilisent, normalisent et érotisent ces violences ?
Ces questions touchent à des valeurs démocratiques fondamentales, aussi, à l’issue de l’audience, six personnes du public sont convoquées sur scène pour délibérer et rendre leur verdict et le reste de la salle, lui, est invité à voter après la performance via une application.
Ce procès fictif s’inscrit dans le programme de recherche REPAIR (financements : MSH, projet Bourgeon Université Jean Moulin Lyon 3, Université Lumière Lyon 2, GIS Genre et IUF) co-dirigé par Bérénice Hamidi et Gaëlle Marti, qui complète le colloque Changer les représentations, repenser les prises en charge des VSS (Lyon, 3-5 mars 2022) et les publications en cours.
Il a une double vocation : scène d’expérimentation et outil de sensibilisation, pour faire éprouver au public les dysfonctionnements du système pénal actuel et montrer que les VSS sont notre affaire à tous et toutes, que les discussions sur les notions de culture du viol, de consentement et de zone grise ne peuvent rester réservées aux professionnels de la justice et que nous ne pouvons rester dans la position confortable mais passive et silencieuse de témoins.
 

Qui ? Une équipe de recherche action / recherche-création

Ce projet réunit, outre ses deux conceptrices :
♦ des juristes spécialistes des questions de genre et des VSS (les professeure et professeur de droit Stéphanie Hennette‑Vauchez et Marc Pichard, qui jouent la présidente du tribunal et le procureur), les juristes féministes Laure Ignace, Catherine Le Magueresse (avocates de l’accusation et de la défense) et deux doctorantes en droit (Romane Poncet et Mélis Demir) qui ont aidé à la rédaction de leurs partitions ;
♦ des membres du barreau et de la magistrature ayant apporté leurs conseils au cours du processus de création et une substitut du procureur, Amélie Djaoudo, qui joue l’une des assesseures et qui a aidé à élaborer un dispositif judiciaire crédible quoi que non réaliste ;
♦ deux expertes littéraires, Laure Murat et Hélène Merlin, qui ont participé aux débats sur ce poème et plus largement sur la question de la responsabilité des oeuvres et de leurs transmissions ;
♦ des artistes (Adèle Gascuel, autrice, metteuse en scène et comédienne, Éric Massé, comédien et metteur en scène et Manon Worms, metteuse en scène et dramaturge) ;
♦ des actrices et acteurs non professionnels issus de la société civile, qui jouent le jury. 
Ce projet propose donc une expérience de pensée collective, tout comme il construit un espace intermédiaire qui, depuis la scène théâtrale, se place dans un rapport de friction avec le cadre judiciaire réel existant, entre fiction vraisemblable et préfiguration de nouveaux dispositifs de justice.
Il vise également, par des entretiens avec les membres du jury, à mesurer les effets possibles de la publicisation et de la confrontation des arguments dans un espace de justice, dans la prise de conscience par les personnes de leurs biais sexistes intériorisés. Enfin, l’itération des délibérations et des verdicts au fil des représentations permet de tester, pour une même affaire, l’impact des biais du jury dans la construction de leur « intime conviction ».
 

Où et quand ?

Créé en avril 2024, notre procès sera en tournée à l'automne 2025 :
♦ au Théâtre de la Cité Internationale à Paris (24 au 29 novembre 2025) ;
♦ au Théâtre du Point du Jour à Lyon (les 10 et 11 décembre 2025).

La performance s’accompagne d’ateliers d’action culturelle auprès des publics mineurs et majeurs, et pour prolonger l’expérience, d’un site internet :
► https://notre-proces.fr/
► Pour en savoir plus
• Bérénice Hamidi, Le viol, notre culture, Éditions du Croquant, 2025
• Bérénice Hamidi et Gaëlle Marti, avec Sarah Al-Matary, « Recadrer les scènes de viol », La Vie des Idées, 27 février 2022
• Catherine Le Magueresse, Les pièges du consentement, Éditions iXe, 2021
• Hélène Merlin, La littérature à l’heure de #MeToo, Ithaque, 2020
• Laure Murat, Toutes les époques sont dégueulasses, Verdier, 2025
 
► Podcast Duo de projet
Une discussion avec Bérénice Hamidi (laboratoire Passages Arts & Littératures (XX-XXI) et Gaëlle Marti (laboratoire EDIEC) permet de revenir sur les temps forts du projet REPAIR Violences sexistes et sexuelles : changer les représentations, repenser les prises en charge et plus particulièrement l'organisation procès fictif autour du poème de André Chénier. → Écouter le podcast