Mise à jour le 24 nov. 2025
Publié le 19 novembre 2025 Mis à jour le 24 novembre 2025

par Laetitia Dumont-Lewi, maîtresse de conférences en études théâtrales, Laboratoire Passages Arts & Littératures (XX-XXI), Université Lumière Lyon 2

Depuis 2018, le master 2 Arts de la scène propose une formation à l’audiodescription. Cet enseignement à la fois théorique et pratique, où les étudiantes réalisent entièrement l’audiodescription d’un spectacle, leur fait expérimenter un travail d’interprétation à plusieurs niveaux, oscillant entre la position de médiatrice et celle de créatrice.

L’audiodescription (AD) permet de rendre les spectacles accessibles à un public en situation de handicap visuel. Le terme audiodescription désigne la description vocale des éléments visuels de la représentation, écrite en amont et retransmise par casque durant la séance. Néanmoins, ce travail implique également l’accueil des spectatrices et des spectateurs, l’organisation d’une visite tactile du décor ou encore la mise en place d’ateliers préparatoires pour le public. Les étudiantes en fin de formation en arts de la scène mobilisent alors différentes compétences acquises au long de leur cursus (analyse de spectacles, écriture créative, travail vocal), dans un projet concret qui résonne avec les questions de recherche abordées à l’université : enjeux de diffusion et de relations avec les publics, dimension sociale du travail théâtral, questions d’inclusion… Les étudiantes sont amenées à se placer dans la position de l’audiodescriptrice : travaillant le plus souvent une fois que le spectacle a vu le jour, donc sans prendre une part active au processus de création, elle crée pourtant une partition qui, pour le public malvoyant, fera partie intégrante de l’expérience du spectacle.

Double rôle

Au sein des théâtres, la mise en place des AD est gérée la plupart du temps par l’équipe de relations avec les publics, dont le travail se situe dans le champ de la médiation et non de la création. Depuis 2018, nous avons travaillé tantôt sur des spectacles créés avant leur programmation dans l’agglomération (Et le coeur fume encore de la Cie Nova, Théâtre National Populaire, 2020 ; Misericordia d’E. Dante, TNP, 2021 ; Les Voltigeurs de Gy, d’après U. K. Le Guin, mis en scène par M. Talotti, Théâtre Nouvelle Génération, 2024), tantôt au moment de la création (Rebibbia, d’après Goliarda Sapienza, mis en scène par Louise Vignaud, TNP, 2018 ; Adamantine dans l’éclat du secret, de Julie Guichard, mis en scène par Maxime Mansion, TNP, 2019 ; 1983, de la Compagnie Nova, TNP, 2022 ; Nous ne sommes plus du Théâtre KnAM, Théâtre des Célestins, 2024).
 

Jeanne Lelièvre - Instagram : @jeanne.lelievre
 
Ces différents cas de figure ont permis aux étudiantes de faire l’expérience des contraintes de temps qui pèsent sur une audiodescriptrice dans un cadre professionnel, et de vivre une plongée dans les aléas de la naissance d’un spectacle. En travaillant sur 1983, un spectacle de 2h40 dont l’AD était prévue une semaine après la première, le groupe a vécu parallèlement l’intensité du travail et l’expérience des modifications substantielles que le spectacle a subies au cours des premières représentations. Les étudiantes audiodescriptrices ont ainsi éprouvé, d’une part, l’inconfort de la position de médiation extérieure au processus artistique, car elles n’étaient pas considérées comme membres à part entière de l’équipe de création. D’autre part, elles ont dû adapter leur texte au fur et à mesure des changements, voire en direct durant la représentation, ce qui les a placées dans une situation d’improvisation créatrice et pleinement artistique, s’apparentant au travail des comédiens et des comédiennes.
Ce rapport privilégié à la création se retrouve du côté du public. En effet, l’assistance en situation de handicap accède à des éléments du processus de création qui ne sont pas forcément ouverts à l’ensemble du public. Adamantine dans l’éclat du secret proposait, par exemple, un décor tournant : les enfants qui ont bénéficié de l’AD ont non seulement entendu une description de l’effet visuel produit par les différentes formes que prend ce décor, mais ont pu, lors de la visite tactile, expérimenter son mécanisme en le faisant pivoter et en le manipulant.
 

Interprétation

Il s’agit là d’une forme de compensation, au sens que prend ce terme en traduction – compensation non pas tant du handicap, mais d’éventuelles pertes sémantiques.
De fait, le travail d’interprétation de l’AD s’apparente à celui de la traduction – non d’une langue à une autre, mais d’un sens (la vue) à un autre (principalement l’ouïe, mais aussi le toucher, le sens de l’orientation, la perception corporelle au sens large). De la même manière que le doublage et le surtitrage doivent obéir à des contraintes très précises pour donner accès à un contenu, le cadre matériel de l’AD s’avère fertile pour l’invention créatrice.

Les choix de l’audiodescriptrice sont également soumis à une interprétation de la représentation et de ses effets, telle que les étudiantes ont appris à la mener dans leurs analyses de spectacles. Par exemple, dans Misericordia, elles ont été confrontées à une scène sans paroles où une chorégraphie suggestive et un usage détourné de certains accessoires montrent que les personnages s’adonnent à la prostitution. Le travail a consisté à rendre à la fois l’aspect imagé et cru de la scène, sans masquer la dimension érotique ni l’aplatir en explicitant systématiquement les sous-entendus. Autre exemple, les comédiens et comédiennes de la compagnie Nova jouent dans chaque pièce plusieurs personnages, indifféremment des hommes et des femmes. Leurs spectacles traitent de questions raciales et les acteurs et actrices blanches ou racisées incarnent des personnages d’origines diverses.

Pour écrire l’AD, les étudiantes ont ainsi été confrontées à des choix. Est-il par exemple nécessaire de préciser qu’Yves Montand, dans 1983, est interprété par une comédienne noire ? Dès lors que la compagnie n’attribue pas de sens dramaturgique au genre et à la couleur de la peau de ses interprètes, faut-il mentionner celle-ci ? Dans un contexte social où ces choix de distribution ne sont pas majoritaires, les passer sous silence ne porte-t-il pas à éloigner l’expérience du public malvoyant de celle du public voyant ?
 

Audace académique

La mise en place de ce cours a porté des fruits au-delà de la formation des étudiantes et de l’accroissement de l’offre accessible aux personnes déficientes visuelles, en permettant des expérimentations que les théâtres partenaires n’avaient pas encore explorées, notamment pour les spectacles jeune public et pour des spectacles en langue étrangère.
En ce qui concerne les spectacles étrangers, le cadre budgétaire non contraint d’une équipe étudiante a permis de conjuguer doublage et audiodescription. Au-delà de simples questions budgétaires, la liberté académique et l’enjeu pédagogique invitent à une plus grande audace d’expérimentation et enrichissent, de fait, les pratiques professionnelles et les dispositifs d’accessibilité.
 
► Pour en savoir plus
♦ Les Chuchotines : https://www.univ-lyon2.fr/chuchotines