Mise à jour le 20 oct. 2020

Texte de Dominique Carlat, Professeur de littérature française moderne à l'UFR LESLA, membre du laboratoire Passages XX-XXI


            « A la niche les glapisseurs de Dieu! »
            (Titre d’un pamphlet surréaliste visant une lecture religieuse des textes de Sade 1 )

    Le meurtre de l’enseignant Samuel Paty suscite effroi et incrédulité. Sa nature, les raisons alléguées par son auteur sont révélatrices d’une maladie du langage et de la pensée, entièrement fascinés par la mort et ses séductions. Jadis, le cri de ralliement phalangiste était explicite: « Viva la muerte! ». Il résonne de moins en moins sourdement.
    Les technologies récentes de communication, qui pourraient être facteurs d’émancipation, sont dévoyées vers une confusion faite de rumeurs et d’affects délé-tères. Les passions tristes -ressentiment, envie, jouissance de la calomnie, haine- se dé-versent anonymement, suscitant parfois les pires émotions collectives :  le jugement, avec son arbitraire et sa vertigineuse spontanéité, devient exercice quotidien, ano-nyme(« J’aime/ J’aime pas »: « Je laisse vivre/ Je tue »?).
La compréhension et la connaissance du réel nécessitent nuances et complexité. Elles ne sont possibles qu’à condition de se reconnaître comme sujet d’une expérience (non de se penser comme un masque). Désormais, elles sont au mieux remises à plus tard, au pire à jamais ajournées : l’opinion règne. Les opinions sont intronisées. Le relati-visme, ennemi de l’universel, triomphe. La divulgation d’images capturées prétend ac-céder à la profondeur de la vérité.
    Mais rien ne permettra jamais de départager entre des « opinions », sinon la vio-lence dont l’une ou l’autre accompagne sa diffusion. L’esprit critique est confondu avec le soupçon, la lucidité avec la permanente dénonciation du complot. La manipulation de l’ignorance, le dévoiement de la « communication » suffisent alors pour susciter le pas-sage à l’acte, pour inscrire follement dans la chair du monde et de l’autre ma seule véri-té: mon néant, ma mort.
    Dans un tel contexte, accompagner des êtres en formation dans leur apprentis-sage d’un usage raisonné - réfléchi et documenté- de l’exercice de la parole et du récit paraît plus décisif et plus exigent que jamais. La littérature, parce qu’elle déplace tou-jours la pensée de l’auteur en lui donnant figures et qu’elle oblige le lecteur à interroger son énonciation, n’est pas un luxe : jouant sur la croyance, elle apprend à interroger les fondements de toutes les croyances. Son intransigeance, son intranquillité sont celles d’une quête qui se reconnaît inaboutie. C’est pourquoi, à côté de l’Histoire et de toutes les sciences sociales, elle joue un rôle plus déterminant que jamais en une telle situa-tion. Sans pathos ni grandiloquence, patiemment, son enseignement est l’une des voies les moins incertaines pour contredire la fascination mortifère et son accompagnatrice: la peur.
 
(1) Collectif, 1948; en réaction notamment à l’essai Sade mon prochain de Pierre Klossowski, 1947, lecture chrétienne de l’oeuvre et de la pensée sadiennes.
 

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Créé le 19 octobre 2020