Mise à jour le 29 janv. 2021
Publié le 27 janvier 2021 Mis à jour le 29 janvier 2021

La France est souvent considérée ou revendiquée comme le « pays du fromage » en raison de la diversité de sa production fromagère et de l’importance de sa consommation. Elle s’illustre aussi comme le pays défenseur des fromages au lait cru, au cœur des débats sur les représentations de la qualité des produits laitiers et de leurs liens au « terroir », à la « tradition » et ce à différentes échelles.

Texte de Claire Delfosse, professeure de géographie, Université Lumière Lyon 2, Laboratoire d’Études Rurales (LER)

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale les fromages dits « de pays » ou « de terroir » s’effacent devant « l’urbanité » et la « modernité ». Dans le contexte de modernisation de l’agriculture, du développement des industries agro-alimentaires, et de la conquête du marché européen, l’enjeu n’est plus de valoriser les particularités régionales et locales, mais de produire des produits standards. Ce contexte provoque le déclin des fabrications fermières et favorise le développement de la pasteurisation du lait pour la fabrication des produits laitiers. Avec le réensemencement en ferments sélectionnés, celle-ci assure une plus grande régularité des produits. Elle est également censée procurer une meilleure maîtrise sanitaire. Elle s’avère d’autant plus pertinente que l’industrie laitière se concentre, que la collecte de lait n’est plus quotidienne et que de nouveaux procédés de fabrication apparaissent. Il s’agit de fabriquer des produits laitiers qui se conservent dans des emballages « modernes » et adaptés aux nouveaux modes de commercialisation et de logements. Cette évolution participe, en effet, de l’évolution des modes de vie (nouvelles pratiques d’achat et de consommation, urbanisation, etc.).
 

Les fromages au lait cru tentent de se maintenir dans certaines régions


Les fromages au lait cru et les fromages de terroir ne disparaissent pas pour autant et se maintiennent dans des structures fermières, des structures artisanales et des régions rurales « qui ne veulent pas mourir ». Ils sont parfois invoqués comme des produits susceptibles de maintenir l’agriculture et ainsi de limiter l’exode rural. Ce sont notamment des régions de montagne comme le souligne le plaidoyer d’un spécialiste de la politique laitière des années 1950, Georges Bréart : « Les aptitudes naturelles ou acquises des régions de montagne, l’expérience accumulée par la pratique des usages constants de production, de fabrication, de commercialisation, l’équipement implanté pour cela, la notoriété attachée aux appellations d’origine, aux dénominations traditionnelles sous lesquelles sont désignées les produits constitue, à la vérité, un patrimoine régional commun ». Ils tendent ainsi à être érigés en patrimoine commun de la France, mais aussi en patrimoine régional. C’est au nom du maintien du savoir-faire de transformation et de l’attachement à un produit identitaire, que la production de fromages de terroir se maintient.
Ces résistances sont le fait de producteurs de fromages de chèvre et d’affineurs de la région Centre et, dans le sud de la France, des néo-ruraux dans les années 1960-1970 et des municipalités de villes donnant leur nom à un fromage comme Meaux, Coulommiers, Maroilles, etc. Toutefois les fromages au lait cru deviennent de plus en plus rares, alors que la fabrication de beurre au lait cru a quasiment disparu.  
 

Les années 1990 inaugurent un contexte favorable au renouveau des fromages au lait cru


De plus en plus de consommateurs recherchent des fromages aux goûts différents de celui des produits « standards » : des produits « authentiques », « de terroir » que les fromages au lait cru incarnent. Ceux-ci participent donc de la patrimonialisation des espaces ruraux qui s’affirme dans les années 1990. Ils bénéficient également d’un nouveau contexte agricole avec l’instauration, en 1984, des quotas laitiers qui encouragent une meilleure valorisation du lait. Cela amène des producteurs de lait à se lancer dans la transformation à la ferme et les industriels laitiers à s’orienter vers les fromages de terroir et vers les fromages sous appellation d’origine qui procurent une meilleure plus-value. On assiste ainsi à un mouvement de relance des fromages fermiers et des fromages locaux qui profitent aux fromages au lait cru. Dans le même temps, les collectivités territoriales et les acteurs du développement local voient dans ces produits de terroir une façon de qualifier leur territoire, ces produits constituant une carte de visite exceptionnelle. En revanche, la création de l’Union européenne en 1992 apparaît comme une menace pour les produits au lait cru. Tous ces éléments concourent à faire des fromages au lait cru, des produits patrimoniaux devant être protégés, au titre des appellations d’origine, du patrimoine rural français et même de l’identité nationale.  
 

Les fromages au lait cru « d’à côté » et le retour de ferments


À partir des années 2000, les nouvelles attentes sociétales en termes d’alimentation et de qualité valorisent de nouveaux liens à l’espace et au local. Il ne s’agit plus seulement de valoriser le terroir d’une campagne rêvée et patrimonialisée, mais les produits d’à-côté, ceux qui sont produits à proximité et vendus de préférence en circuits courts. Ces nouvelles tendances favorisent aussi les produits frais et « naturels ». Les fromages frais, fromages au lait cru et beurres de ferme profitent de ces nouvelles tendances et des éleveurs périurbains s’installent et offrent des produits laitiers fermiers vendus en circuit de proximité. Plus généralement les fromages au lait cru sont considérés comme des produits naturels et les ferments autochtones comme des éléments de la biodiversité domestique qu’il convient de conserver et de protéger. Les fromages au lait cru participent du nouvel intérêt pour les produits fermentés, comme le pain. Ces ferments ainsi que ceux du pain, de la bière, etc., sont également réhabilités dans le cadre des recherches récentes sur le « microbiote ». Ce renouveau réactive les débats sur les bénéfices et risques en termes de santé de la consommation des fromages au lait cru tant en France qu’à l’échelle internationale. La cause des fromages au lait cru s’internationalise. Des associations internationales, dont Slow Food, s’intéressent aux fromages au lait cru et appuient les acteurs locaux de pays où ils sont interdits, comme au Brésil. Ils sont reconnus comme des éléments du patrimoine culturel immatériel car leur production et leur consommation illustrent la diversité culturelle alimentaire mondiale. Ils apparaissent comme des facteurs de développement local ou bien comme des produits alternatifs.


 
Bibliographie
Bréart G., 1957, « Les appellations d’origine des produits laitiers de montagne : leur mise en valeur et leur protection », Bulletin de la Fédération française alpestre, p. 651-656.
Delfosse C., 2007, La France fromagère (1880-1990), Paris.
Delfosse C., 2013, « Produits de terroir et territoires. Des riches heures du développement rural à la gouvernance métropolitaine », Sud-Ouest européen, 35, p. 17-30.
Delfosse C., 2014, Le métier de crémier-fromager de 1850 à nos jours, Boulogne.
Montel M. C., Buchin S., Mallet A., et al., 2014, « Traditional cheeses:  Rich and diverse microbiota with associated benefits », International Journal of Food Microbiology, 177, p. 135-154.
de Sainte Marie C., Mariani M., Millet M., et al., 2020, « Can raw milk cheese and pasteurised milk cheese coexist? Unthinkable or never really considered? », Rev Agric Food Environ Stud.