Mise à jour le 02 nov. 2020

Texte de Sylvie Monchatre, Professeure de sociologie à l'IETL, chercheure au Centre Max Weber

Il m’est impossible de faire cours sans évoquer l’assassinat de cet enseignant d’histoire-géographie à Conflans Ste Honorine vendredi dernier. Samuel Paty était un ancien étudiant de Lyon2, un enseignant sérieux, apprécié, exerçant son métier manifestement avec passion. Ebranlés par cette immonde mise à mort, nous ne pouvons que penser à ses proches, à ses élèves, aux enseignant.es, à tous les citoyens comme nous accablés et stupéfaits. Et parmi ces derniers, en dépit des intimidations qui visent à nous dissuader de l’exprimer, nous pensons également aux musulmans et toutes celles et ceux qui sont considéré.es comme tel.les – car non seulement l’Islam est sali par cet acte monstrueux mais le risque qu’iels n’en soient que davantage ostracisé.es est réel.

Plus que jamais, nous devons essayer de comprendre ce qui se produit. Il nous faut d’autant plus y réfléchir que nous sommes dans un parcours de master Inégalités Discriminations. Nous savons que les sciences sociales sont congédiées, voire condamnées, lorsque l’horreur a lieu et que l’urgence, pour le politique, est de condamner, en appelant à une guerre totale contre un ennemi face auquel la nation doit se souder. L’existence d’un Islamisme politique qui s’emploie à semer la terreur partout dans le monde, en particulier dans les pays de confession musulmane mais également en France, ne saurait être niée. Mais les sciences sociales ont une autre mission que celle de la police, de l’armée ou du politique. Elles ne sont pas là pour excuser l’inexcusable ni pour condamner à la place des juges. Elles invitent, en revanche, à chercher à comprendre ce qui est refoulé dans les appels à l’union nationale. Comment, en particulier, l’idéologie réactionnaire et vengeresse dont se réclame un certain Islam politique peut-elle susciter des vocations dans les pays occidentaux ? Comment cette idéologie peut-elle conduire à faire taire, de la pire façon qui soit, un professeur enseignant la liberté d’expression?

Il ne s’agit pas ici de répondre à cette question (1) mais d’essayer de comprendre comment la liberté d’expression peut devenir haïssable. Cette liberté d’expression est définie par l'article 11 de la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». De fait, la liberté d’expression est un des piliers de la vie démocratique. Elle vise à faire entendre, dans l’espace public, des voix dissonantes, des voix minoritaires ou apportant la contradiction face aux abus de pouvoir. Démocratie et liberté d’expression sont d’autant plus indissociables que la démocratie repose moins sur le consensus que sur le « dissensus ». La liberté d’expression doit alors permettre de créer un espace de parole, de controverses, de débats. Elle repose sur des règles qui doivent s’enseigner et elle doit s’incarner dans un débat public vivant, contradictoire, pluraliste.

Or il n’est pas certain que notre pays soit exemplaire sur ce point. Nous ne sommes pas égaux devant la liberté d’expression. Les espaces de cette liberté sont toujours plus contestés. Il peut coûter cher de s’exprimer dans l’espace public pour s’opposer à des réformes, comme en témoigne la répression toujours plus violente des mouvements sociaux – en particulier quand ils sont portés par les classes populaires. La disqualification de la parole contestataire s’inscrit plus largement dans un processus de restriction des libertés publiques, qui atteint des proportions inégalées sous la Vème République. Le risque est alors que, dans ces conditions, la liberté d’expression ne bénéficie qu’à l’expression du plus fort (2).

Il en va de même sur le terrain des religions. Elles ne sont pas égales ni traitées à égalité sur le territoire français. La disqualification, au nom d’une certaine conception de la laïcité, de toute expression d’appartenance à l’Islam s’inscrit dans l’instauration d’une ligne de partage entre un « nous » et un « eux » toujours plus radicalement affirmée et politiquement exploitée. Qu’est-ce alors qu’enseigner le droit à la liberté d’expression, lorsque celle-ci est bafouée dès que des positions minoritaires cherchent à s’exprimer ? Nous connaissons la réponse de ceux qui nous gouvernent. Les enseignant.es devraient, comme un seul homme, rendre hommage à leur collègue assassiné, en renchérissant sur des « caricatures » érigées en symbole d’une identité française qu’ils se voient, en l’occurrence, sommés de défendre. Mais pour que Samuel Paty ne soit pas mort pour rien, il nous faut, tout au contraire, questionner les conditions dans lesquelles peut et doit être promue une liberté d’expression qui ne se traduise pas par l’imposition de points de vue dominants. La liberté d’expression est précieuse et subversive si elle ouvre un espace de dialogue et un horizon d’émancipation. Elle ne saurait être cantonnée à un droit au blasphème qui ne fait que masquer l’étendue des atteintes qui lui sont portées, tout en imposant un cadrage politique de la situation des plus délétères.

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(1) Parmi les recherches menées sur ce point, voir notamment Fabien Truong, Loyautés radicales, La Découverte, 2017.
(2) Les conditions en sont en tout cas réunies, si l’on en juge par la surreprésentation des classes supérieures dans les médias, comme le montre le dernier « baromètre de la diversité de la société française » du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel : https://www.csa.fr/Informer/Collections-du-CSA/Observatoire-de-ladiversite/Barometre-de-la-diversite-de-la-societe-francaise-resultats-de-la-vague-2019
 

Dates

Créé le 30 octobre 2020