Mise à jour le 24 janv. 2024
Publié le 4 décembre 2023 Mis à jour le 24 janvier 2024

Lauréate du prix 2023 pour sa thèse en Arts de la scène et de l’image « L’émergence et l’évolution du cinéma documentaire de résistance en Turquie (2003-2017) », laboratoire Passages Arts & littératures (XX-XXI), École doctorale Lettres, langues, linguistique, arts (ED 484 - 3LA).

Parcours
et thèse
Une thèse en reprise d'études
S. C. : « Après un DEUG en Sciences de la vie à l’Université Pierre et Marie Curie Paris 6, je me suis orientée vers les études cinématographiques avec un licence à l’Université Istanbul Bilgi. Après six ans de vie professionnelle en tant que journaliste, traductrice, interprète et coordinatrice de projet, j’ai décidé de reprendre les études. Durant mon Master en études cinématographiques à l’Université Lumière Lyon 2, j’ai choisi comme domaine d’études les représentations des frontières au cinéma, et plus précisément, dans le cinéma arménien post-soviétique. Poursuivant mon doctorat au sein du même établissement, j’ai consacré cinq ans à l’étude et l’analyse des “documentaires de résistance” réalisés en Turquie à partir des années 2000, dans une période sous la gouvernance sans interruption du Parti de la justice et du développement (l’AKP). À 40 ans, je suis désormais docteure. »
Une thèse sur le cinéma documentaire et les questions de société
S. C. : « Ma thèse intitulée L’émergence et l’évolution du cinéma documentaire de résistance en Turquie (2003-2017), place au cœur de l’étude un corpus hétérogène de documentaires qui se démarquent de la production des décennies précédentes par leur indépendance, leur diversité thématique et esthétique, et qui abordent, du point de vue des personnes concernées, les questions sociétales, politiques et historiques de la période de l’AKP. D’une part, en s’appuyant sur les entretiens et échanges réalisés avec les cinéastes, cette thèse révèle les conditions dans lesquelles ce cinéma documentaire s’émancipe aux marges de l’industrie. Elle examine par quels moyens ces derniers s’adaptent aux contraintes économiques, sociales et politiques dues aux sujets qu’ils traitent, et comment ils ajustent leur stratégie au cours des projets et au fil des années. D’autre part, elle analyse par quels procédés cinématographiques, ils portent à l’écran leur aspiration à une société inclusive et plurielle. Enfin, elle suggère une ouverture sur l’avenir de ce cinéma documentaire, cible régulière des instances étatiques et des médias progouvernementaux. Organisée autour des thématiques récurrentes telles que les femmes, les personnes LGBTI+, les travailleurs, les bouleversements écologiques, les Arméniens et les Kurdes, cette thèse propose le portrait de la société de Turquie marquée par diverses tensions, conflits et crises mais aussi questionnements, oppositions, résistances et luttes. »
Focus sur les années de doctorat
S. C. : « Cette thèse reflète ma vision des sciences : des sciences ancrées profondément dans la vie. En réalisant cette recherche qui porte sur des documentaires qui reconnaissent les marges, mettent en avant la notion d’altérité, en portant à l’écran des histoires de citoyen.ne.s ordinaires, contestent le patriarcat, l’hétéronormativité, le nationalisme, l’exploitation du travail mais aussi celle de la nature et des espaces de vie, dénonçant la violence qui en résulte, j’ai voulu assumer ma position en tant que scientifique/chercheuse mais au-delà, en tant que citoyenne de Turquie et être humain. Ce faisant, j’ai adopté trois principes de travail qui me paraissaient indispensables au long du processus : la rigueur, la responsabilité scientifique et l’équité. 

Comme tout scientifique, mais probablement encore plus parce que j’étais en train de produire un savoir qui allait à l’encontre des discours officiels/dominants sur divers sujets occupant l’actualité du pays, je ne pouvais pas me permettre d’utiliser des informations superficielles, approximatives. Je tenais absolument que mes propos soient fondés, qu’ils puisent leur force du « réel » car je savais que le sujet que j’avais choisi d’étudier placerait cette thèse au-delà des limites du monde universitaire. D’où la lecture d’ouvrages spécifiques à chaque thématique étudiée mais surtout la lecture des milliers de pages de nombreux rapports… D’où presque 900 notes en bas de page avec des précisions qui permettront aux lecteurs et lectrices de saisir pleinement le contexte socio-politique et historique dans lequel ces documentaires ont été imaginés, préparés, réalisés et diffusés ou cachés.

Très rapidement, je me suis rendu compte que finalement, même en étant en France et en effectuant ce travail de recherche dans un établissement qui ne m’imposait aucun cadre de censure, je portais les mêmes inquiétudes que ces documentaristes déchirés entre l’envie de réaliser le documentaire dont ils et elles rêvaient, et le réflexe de vouloir se protéger face à un État qui, en reprenant les mots du Professeur Bozarslan, « vise à détruire les facultés cognitives d’une société qu’il brutalise”. Et surtout, ne pas nuire à ces documentaristes qui, pour la majorité, continuent à vivre et réaliser des films en Turquie. Dans le cadre de cette thèse, la responsabilité scientifique consistait, entre autres, à faire un tri minutieux des propos des 80 cinéastes qui m’ont confié des anecdotes et des informations parfois inédites. Le lien de proximité et de confiance que j’ai établi avec la plupart de ces cinéastes, certes, m’a permis de les solliciter plusieurs fois pour recueillir des données importantes mais m’a aussi placé dans une position où je devrais évaluer constamment quelles informations utiliser dans ma thèse. Donc finalement, j’ai remarqué que comme eux et elles, je marchais sur des œufs. Eux et elles, pour protéger leurs personnages, et moi, pour les protéger à mon tour. Les trois dernières années de la thèse, j’ai systématiquement contacté les documentaristes (et certains, plusieurs fois, jusqu’au dépôt de la thèse), pour évaluer avec eux et elles, les risques que la diffusion de certaines informations pourrait présenter et donc pour recueillir leur consentement. J’espère qu’arrivera un jour où je pourrais inclure ces parties “omises” dans mon travail.

Comment formuler des critiques en faisant preuve d’équité ? Dès le début, je savais que j’avais entre les mains un objet d’étude cinématographique un peu spécial dans le sens où c’est un cinéma qui reste dans les marges de l’industrie du coup il faut le considérer comme tel. J’ai essayé de formuler mes critiques, autant que je pouvais, en prenant en considération les conditions de production, réalisation et distribution. J’ai cherché à trouver un équilibre (je parle beaucoup d’équilibre, aujourd’hui, j’ai l’impression d’avoir été un funambule en écrivant cette thèse), entre les critiques « négatives » et la valorisation des aspects positifs des documentaires en termes de discours, d’esthétique ou de prise de position politique/militante… En relisant la thèse, je me rends compte que le curseur de ma balance s’est légèrement incliné vers les aspects positifs. Donc on peut dire que j’ai choisi de mettre en avant ce qui me paraissait précieux, exceptionnel, osé, encourageant dans ce contexte précis que de proposer une critique sèche, dure, frontale. 

Je ne sais pas si je pourrais l’énumérer en tant que « principe de travail » mais en tout cas, il y avait un quatrième élément qui parmi les autres, a guidé mon travail pendant ces cinq ans : l’espoir. En proposant une cartographie des résistances en Turquie à travers un corpus de documentaires, j’ai souvent pensé à ces phrases de Rüzgâr Buşki, réalisateur de #direnayol, qu’il avait formulées pendant notre entretien :  « C’est un film que nous avons réalisé pour notre communauté. Pour que ça nous donne de l’espoir. La résistance de Gezi a eu lieu. Cela pourrait se reproduire. » En reprenant les phrases de Buşki, je dirais : « C’est une thèse que j’ai écrite pour nous. Pour que ça nous donne de l’espoir. Ces documentaires qui contribuent à la construction d’une Turquie inclusive existent et d’autres les suivront. »

« Quelques mots pour conclure ce retour sur mon travail. Vivre, pendant cinq ans, submergée par des images, sons et témoignages aussi violents que poignants étaient, certes, très fatigant. Je pense que j’ai porté un poids supplémentaire aussi parce que tous ces fragments de vie que j’ai visionné maintes fois parvenaient droit de mon pays, de mes terres, de ma maison. Mais c’est ce qui m’a aussi donné la motivation de pousser, au plus loin possible, cette recherche. Au fil de ces découvertes et rencontres, je me suis rendu compte de l’ampleur du travail commun que réalisent les documentaristes (ou au moins, certains) en Turquie. D’où l’envie d’en analyser un très grand nombre (68). Pendant ces cinq ans, j’ai été aussi nourrie par le « contact humain » qui a contrebalancé la souffrance que j’éprouvais en regardant au quotidien, ces images. J’ai échangé et continue à échanger régulièrement avec un grand nombre de cinéastes dont certains, jamais croisés dans la « vraie » vie. Je suis de plus en plus sollicitée pour faire un retour sur un dossier de production, un premier montage ou la version finale de leur nouveau film. Je sens, aujourd’hui, que je fais partie du milieu du cinéma documentaire de résistance, et je m’en réjouis car je sais que je n’ai jamais été la chercheuse qui regarderait son objet d’études du haut de sa tour. Savoir que je fais partie de cette « communauté », c’est inestimable, car ma recherche, au-delà de son intérêt scientifique, s’inscrit dans le processus des revendications des droits humains en Turquie pour les citoyen.ne.s considéré.e.s comme "jetables" parce que femmes, personnes LGBTI+, travailleurs, Arméniens, Kurdes, et bien d’autres. Cette thèse s’inscrit aussi au-delà des limites temporelles : le passé et le présent s’y croisent pour permettre une ouverture sur l’avenir. »
Depuis la soutenance...
S. C. : « Je suis honorée d’être l’une des lauréates de cette année, et fière aussi de contribuer à la visibilité de ce cinéma documentaire à cette occasion.
J’ai réalisé récemment un court-métrage documentaire adoptant le style desktop movie intitulé Missing Documentaires que je considère comme la suite de mon travail de thèse. Ce documentaire retrace les grandes lignes de ma recherche sur les projets de documentaires initiés en Turquie mais jamais achevés à cause de toutes les oppressions dont sont victimes les cinéastes (et de manière plus générale, les citoyen.ne.s). Actuellement, je focalise ma recherche sur les mises en images des migrations de femmes dans les archives audiovisuelles en France au prisme du genre, avec un contrat post-doctoral proposé par la ComUE Université Paris Lumières (l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, études cinématographiques, et l’Université Paris Nanterre, sociologie) et le Musée national de l’histoire de l’immigration situé au sein du Palais de la Porte Dorée. »
Questionnaire
de Proust

Sibil Cekmen se prête au jeu du questionnaire de Proust.

  • Quelle est la ville où vous aimeriez vivre ?
    « Sur une île grecque, pourquoi pas Samos ? »
     
  • Quel est votre film culte ?
    « Difficile de répondre pour une docteure en études cinématographiques, mais pour jouer le jeu: Το Μετέωρο Βήμα του Πελαργού (Le pas suspendu de la cigogne, Theo Angelopoulos, 1991). »
     
  • Si vous n'étiez pas devenue docteure dans votre discipline à Lumière Lyon 2, qu'auriez-vous aimé faire ?
    « Cinéaste ».
     
  • Quel est votre mot favori ?
    « Bendewar, en kurde (kurmandji), qui veut dire “celui/celle qui attend” sous-entendant, “son/sa bien aimé.e”. »
     
  • Qu'est-ce qui vous fait peur ?
    « L'exil. »
     
  • Quel est le don que vous aimeriez posséder ?
    « La téléportation pour pouvoir retrouver les personnes qui me sont chères et qui sont dispersées sur divers continents quand je voudrais ».
     
  • Quel est le dernier livre que vous ayez lu ?
    « Refugees and Migrants in Contemporary Film, Art and Media (édité par Deniz Bayrakdar and Robert Burgoyne, 2022). »
     
  • Que vous reproche-t-on souvent ?
    « Mon impatience. »
     
  • Qu'est-ce qui vous fait rire ?
    « Mon chat Zorro, la cheffe de la maison. »
     
  • Que détestez-vous ?
    « L'hypocrisie. »
     
  • Quelle est votre devise ?
    « “Car vivre, c'était se battre et faire l'amour." Zaven Bibérian. »
     
  • Quel est le moment de la journée que vous préférez ?
    « Le matin, si j’ai le temps de prendre un bon petit-déjeuner. »
     
  • Avez-vous un modèle (scientifique, essayiste, personnalité…) ou une personne qui vous inspire ?
    « Le travail d’Amandine Gay (réalisatrice, autrice afroféministe), son engagement et la passion qu’elle vous transmet quand elle parle des sujets qui lui tient à coeur m’inspire. »
En images

Cliquez sur chaque photographie pour zoomer.
 

Rencontre avec des cinéastes en 2018

Serdar Önal, Güliz Sağlam, Leyla Toprak, Çayan Demirel, Ayşe Çetinbaş, Wenda Koyuncu (réalisateurs et réalisatrices)

Avec Umut Kocagöz (réalisateur)

Avec Mustafa Ünlü (réalisateur)

Ayşe Çetinbaş (Surela Film, productrice)
Participation à des événements

Journée d’études Franchir les frontières au cinéma, IRCAV / Sorbonne Nouvelle (2021)

Cycle de projections : Les personnes LGBTIQ+ en Turquie, ENS de Lyon (2020)

Colloque international La manifestation politique au cinéma, Paris 1 (2020)

Soutenance de thèse le 5 janvier 2022
Un aperçu du corpus