Publié le 3 février 2025 Mis à jour le 12 février 2025
le 10 décembre 2024

Le 10 décembre 2024, l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) a distingué trois chercheuses pour la première édition de son prix de thèse sur le thème « Individus et politiques sociales ». Bénédicte Rivet, docteure au centre Max Weber, est lauréate du prix spécial du jury pour sa thèse « Réguler l’action publique multisituée, entre logiques bureaucratiques et logiques de care. Une ethnographie de la mise en œuvre de la loi relative à l’allocation personnalisée d’autonomie », soutenue en décembe 2023.

L’Inspection générale des affaires sociales a créé un prix de thèse pour encourager la recherche dans les politiques sociales. Doté d’une récompense de 5 000 euros, ce prix distingue « les jeunes chercheuses et chercheurs dont les résultats sont particulièrement éclairants ou prometteurs pour la conduite ou l’évaluation de politiques publiques dans l’ensemble des politiques sociales ». La première édition du prix de thèse avait pour sujet l’individu et les politiques sociales, l’individu étant entendu au sens large : « usager, bénéficiaire, contribuable, patient, intervenant ou citoyen ».
Parmi les 82 doctorantes et doctorants ayant candidaté, l'IGAS a récompensé trois lauréates lors de cette première édition, toutes trois sociologues (alors que le concours était ouvert à toutes disciplines). Bénédicte Rivet a reçu le prix spécial du jury, pour sa thèse effectuée sous la direction de Bertrand Ravon. Cette ethnographie met en avant l’importance d’une écoute attentive et d’un accompagnement humain dans la mise en œuvre des politiques en faveur des personnes âgées, tout en interrogeant l’équilibre entre normes administratives et pratiques de terrain.
 

Entretien avec Bénédicte Rivet, « chercheuse et praticienne du travail social »

Le profil de Bénédicte Rivet ne correspond pas au "parcours académique classique". Depuis une trentaine d'années, elle articule activités professionnelles et études universitaires. Au fil de son parcours, la réflexion sur l’articulation entre formation et pratique l'amène à s'engager dans un doctorat en sociologie.
Grâce aux possibilités offertes par ce qu'on appelle la formation tout au long de la vie (congés formation parfois rémunérés, accès à des formations valorisant les expériences acquises...), elle a pu mener sa recherche avec l'accompagnement d'enseignantes chercheuses et enseignants chercheurs et « combiner différentes formes de savoirs ». Elle souligne d'ailleurs la pertinence de cette articulation, puisque deux des trois lauréates du prix de thèse de l’IGAS ont effectué une recherche doctorale à partir de leur pratique professionnelle.

 
Pouvez-vous nous présenter en quelques mots le sujet de votre thèse ?
B. R. : « Ma thèse, intitulée « Réguler l’action publique multisituée, entre logiques bureaucratiques et logiques de care », porte sur la mise en œuvre de la loi relative à la prise en charge de la perte d’autonomie des personnes âgées et à l’allocation personnalisée d’autonomie (APA). Cette loi crée une prestation sociale destinée aux personnes âgées de plus de 60 ans qui perdent des capacités et sont en difficultés pour effectuer de nombreux actes de la vie quotidienne. En tant que travailleuse sociale, je me suis souvent interrogée sur l’origine et le sens de cette loi qui me semblait si peu adaptée aux personnes destinataires que je rencontrais alors. Ce sont donc mes questionnements de praticienne du travail social qui sont à l’origine de ce projet de recherche. »
Comment avez-vous abordé votre problématique ?
B. R. : « Pour cette thèse, j’ai recentré l’enquête sur la façon dont les opérateurs institutionnels et professionnels traduisent en actes des textes législatifs et réglementaires d’application nationale quand la mise en œuvre est décentralisée. Je montre par exemple comment les collectivités départementales interprètent diversement les textes juridiques, et comment les travailleurs sociaux adaptent les règles au contexte dans lequel ils interviennent – en particulier quand ils se rendent au domicile de la personne concernée. La thèse souligne par ailleurs un paradoxe important : pour bénéficier de la prestation sociale les règles de procédure sont complexes, alors même que les personnes concernées ne sont souvent plus en capacité de les suivre. Pour pouvoir satisfaire à ces exigences bureaucratiques, le recours  à une "tierce personne facilitatrice" devient inévitable. De même, le traitement administratif suppose de porter une attention non seulement aux personnes, mais aussi aux dossiers des personnes et, souvent, de faire ce qui n’est pas prévu pour que ce qui est prévu puisse être fait, des actions que j’ai qualifiées de "care bureaucratique". Enfin, en se rendant au domicile des personnes, les instructeurs médico-sociaux chargés de l’évaluation de l’éligibilité à cette prestation, découvrent une situation qui peut les amener à proposer un accompagnement au-delà de leur mandat. »
Qu'en est-il de votre parcours et de votre projet professionnel ?
B. R. : « Cette thèse s’inscrit dans un parcours au cours duquel j’articule activité professionnelle et reprise d’étude depuis une trentaine d’années. Ainsi, après une première réorientation professionnelle, je deviens éducatrice spécialisée en 1994. J’exerce alors en prévention spécialisée, puis j’effectue une mission de solidarité internationale auprès de personnes vivant une situation de post-conflit armé. Lors de ces expériences professionnelles, je constate combien la mise en application de politiques publiques peut provoquer des effets secondaires inattendus et préjudiciables pour les populations – au risque d’aller à l’encontre des objectifs annoncés. Ces questionnements m’incitent alors à reprendre des études pour tenter de comprendre ces phénomènes. Aussi, dès mon retour en France, je reprends une activité professionnelle de travailleuse sociale dans le champ de la protection de l’enfance, et je m’organise pour pouvoir préparer parallèlement un Master professionnel de Droit, mention Médiation - je fais alors mes premiers pas à l’université, et ce choix de formation me parait le plus accessible au regard de mes connaissances. C’est donc à cette occasion que je découvre la richesse des « savoirs d’expériences », les distinctions et les articulations possibles avec les « savoirs académiques ». Le cursus terminé, j’ai 47 ans lorsque j’obtiens mon premier diplôme universitaire. Je continue mon activité professionnelle, et quelques mois plus tard, suite à des changements institutionnels, je décide de retourner à l’université pour préparer un Master d’Anthropologie des mutations culturelles et sociales en situations professionnelles, cette fois à temps plein et financé en partie dans le cadre d’un congé formation.
À l’issue de cette nouvelle formation, je réintègre l’administration territoriale, toujours comme travailleuse sociale, sur un poste comportant une mission nouvelle pour moi, celle d’« Assurer la prise en charge et l’accompagnement social des personnes âgées ». C’est un public que je ne connais pas, j’ai donc tout à apprendre. Comme une ethnographe, je prends alors beaucoup de notes : d’abord pour retenir ce que je dois savoir et faire, mais aussi des notes d’observations, d’étonnements, de questionnements, parfois même des descriptions de situations. Et plus j’avance dans la connaissance et la mise en œuvre de cette politique sociale, plus je me questionne sur ses paradoxes et leurs conséquences. Quelques deux années et une quinzaine de carnets de notes plus tard, je souhaite approfondir ces questions : je contacte alors divers enseignants et chercheurs pour envisager une nouvelle reprise d’études, a priori plutôt du côté des sciences politiques. Mais c’est finalement la rencontre et les échanges renouvelés avec Bertrand Ravon, l’enseignant chercheur qui deviendra mon directeur de thèse, que je décide de m’engager dans cette aventure doctorale – me risquant cette fois à la sociologie. »
Que représente pour vous le prix de thèse de l'IGAS ?
B. R. : « Ma candidature au prix de thèse de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) visait non seulement à faire connaître cette analyse et ces résultats au-delà du champ de la recherche académique, mais aussi à partager cette connaissance de l’action sociale avec celles et ceux qui participent à la conception, à l’évaluation et à l’amélioration des politiques sociales. En m’attribuant cette distinction, le jury du prix de thèse de l’IGAS reconnaît l’intérêt de ce type d’approche pour compléter les savoirs concernant l’appropriation d’une politique sociale par ses destinataires, et contribue aussi grandement à la diffusion de cette recherche au-delà des murs de l’université, auprès de décideurs institutionnels et politiques.
Ce prix représente donc pour moi un encouragement à poursuivre les réflexions et les recherches dans ce sens, pour prendre en considération les conséquences d’une politique publique. Chercheuse et praticienne du travail social, je suis particulièrement sensible à cette reconnaissance, qui concerne également le travail de celles et ceux dont il est questions dans la thèse, qui l’ont nourrie et enrichie : les opérateurs de l’action publique, les personnes destinataires de l’action sociale et leurs proches. Cette distinction vient récompenser un travail qui a été rendu possible aussi parce que j’ai pu le mener à son terme, en renouvelant mon inscription en doctorat au-delà des règles administratives de référence. Je sais que cette souplesse administrative devient exceptionnelle, et c’est regrettable, puisque l’attribution de ce prix atteste que la qualité et l’intérêt d’une thèse n’est pas corrélée au temps nécessaire pour la réaliser et la mener à terme. »
 

Quand la recherche éclaire l'action publique

Bertrand Ravon, Vice-président Formation tout au long de la vie, était présent à Paris le 10 décembre 2024 pour assister à la remise des prix de thèse de l'IGAS, ayant encadré la thèse de Bénédicte Rivet, 

« Avec ce prix, l’IGAS a voulu récompenser des thèses traitant de l’appropriation des politiques sociales par les usagères et les usagers ainsi que de leur mise en œuvre concrète. Thomas Audigé, chef de l'Inspection générale, a souligné lors de la cérémonie la nécessité de retours tels que les travaux de recherche, dont l'éclairage aide à corriger la lecture que l’IGAS peut avoir de ces actions publiques. Il a également insisté sur le parcours de Bénédicte Rivet, à l’articulation de l’expérience professionnelle et de la recherche en sciences sociales, et dont le doctorat vient en quelque sorte couronner la carrière.
En tant que Vice-président de l'Université en charge de la formation tout au long de la vie et directeur de la thèse de Bénédicte, je me réjouis de ce résultat qui est à mettre aussi au crédit de notre approche "Science avec et pour la société" et de la capacité de l’école doctorale Sciences sociales à promouvoir des recherches impliquées « au service » de l’amélioration de l’action publique. »


 

Qu'est-ce que l'Inspection générale interministérielle du secteur social (IGAS) ?

Créée en 1967, l’IGAS réalise des missions de contrôle, d’audit, d’expertise et d’évaluation au profit des ministres chargés des affaires sociales et du Premier ministre. À travers ses rapports, elle conseille les pouvoirs publics et apporte son concours à la conception et à la conduite de réformes.
L’IGAS intervient sur les politiques publiques qui mobilisent une part importante des ressources nationales et concernent la vie de l'ensemble des citoyennes et citoyens : emploi, travail et formation professionnelle, santé publique, organisation des soins, cohésion sociale, Sécurité sociale, protection des populations...

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