Publié le 18 février 2025 Mis à jour le 20 février 2025
le 18 février 2025

Grâce à l'obtention de la bourse Jean Walter Zellidja 2024, Laurène Barbier, doctorante en linguistique (laboratoire Dynamique du langage) a pu effectuer un séjour de recherche à Tokyo de 4 mois. De retour du Japon début février, elle nous parle de son expérience, de sa thèse et du projet soutenu par l'agence nationale de la recherche (ANR) auquel elle participe.

Entretien avec Laurène Barbier, doctorante en linguistique

Portrait
et retour sur son parcours
À 27 ans, Laurène Barbier a déjà un parcours très riche. À partir de sa deuxième année de licence de langue et civilisation japonaise à l’université Paris Cité (appelée à l'époque Paris Diderot - Paris 7), elle a suivi une mineure en Sciences du langage et enseignement du français langue étrangère, tout en commençant à apprendre le russe. C’est à ce moment-là qu'est né son intérêt pour la linguistique descriptive et la linguistique de terrain. Elle a intégré le projet sur les Parlers du Croissant, financé par l'ANR, qui a pour but la description de parlers régionaux du Croissant Marchois (zone géographique qui s’étend sur la Creuse, l’Allier et la Haute-Vienne). C'est dans ce cadre qu'elle a commencé la description du parler de Genouillac (Creuse). Elle a alors poursuivi ses études en master de Sciences du langage à l’INALCO.
Comment ont commencé vos recherches sur l'extrême-orient ?
L. B. : « J’ai continué mon apprentissage du japonais et du russe à l’INALCO, tout en commençant à travailler sur les langues toungouses (parlées en Russie, en Sibérie centrale, orientale et extrême-orientale, ainsi qu'en Chine, dans les provinces les plus septentrionales et en Mongolie intérieure) dans le cadre de mes recherches pour mon mémoire de master. Avec ma co-directrice de thèse actuelle, j'ai en particulier étudié la langue néguidale, notamment l’influence du russe sur celle-ci. Très peu décrite, le néguidale est une langue nord-toungouse désormais parlée par seulement 4 personnes en Sibérie extrême-orientale. Je n’ai alors pas effectué de terrain, mais ai pu travailler grâce aux données récoltées par ma directrice de mémoire et sa doctorante de l’époque.
Après l’obtention de mon master, j’ai opté pour une année de césure lors de laquelle je suis partie à Moscou. Mon objectif était de me familiariser un peu plus avec la langue russe, nécessaire pour l’étude des langues toungouses, celles-ci étant davantage discutées dans la littérature scientifique russophone que dans celle anglophone. Gràce à une bourse d’été de la Société japonaise pour la promotion de la science, j'ai pu partir ensuite deux mois au Japon. C'est donc forte de ces deux expériences à l’étranger que je suis arrivée à Lyon à l’automne 2022 pour commencer mon doctorat dans le cadre du projet SALTA (‘Spatial asymmetries across languages’, ANR-20-CE27-0015), sous la direction de Brigitte Pakendorf et Anetta Kopecka. »
Pouvez-vous nous présenter votre sujet de thèse qui est à l'origine du séjour de recherche que vous venez d'effectuer à Tokyo ?
L. B. : « Dans le cadre de ma thèse intitulée L'expression des événements spatiaux et les (a)symétries spatiales en néguidale (langue toungouse), je m’intéresse à l'expression du mouvement en néguidale, et à ce qu'on appelle les asymétries spatiales, dont l’asymétrie Source-But. C’est un phénomène qui correspond au fait de privilégier, par divers moyens linguistiques, l’expression du but d’un mouvement, au détriment de la source de ce même mouvement. Bien que déjà décrit dans plusieurs langues, c’est un biais cognitif et linguistique qui n’est pas toujours attesté et qui peut se manifester de différentes façons. Pour l'analyser en néguidale, je dois d’abord étudier la grammaire spatiale de la langue, et plus généralement, comment le mouvement est exprimé dans cette langue : quelles sont les stratégies linguistiques, quels sont les outils d’encodage les plus fréquents, etc. Tout cela m’a amenée à me questionner sur différents aspects du mouvement, notamment la déixis. En d’autres termes, le point de vue adopté à partir duquel un mouvement va se produire : la différence entre un mouvement centrifuge et centripète. Il faut savoir qu’en néguidale, au fil de mes recherches, j’ai remarqué une très grande diversité d’éléments utilisés pour parler du mouvement fluvial. Les Néguidales sont traditionnellement établis le long de la rivière Amgoune (un affluent de l’Amour), la pêche est une activité essentielle, par exemple. Ayant constaté l'omniprésence des mouvements sur l'eau dans les textes sur lesquels je travaille, mon hypothèse de départ était justement que ces mouvements fluviaux étaient exprimés avec de la déixis. C’est avec ce projet de recherche que j’ai obtenu une bourse Jean Walter Zellidja et une second financement de la JSPS pour un séjour court-terme de 4 mois, d’octobre 2024 à janvier 2025. »
Le séjour de recherche à Tokyo a-t-il répondu à vos attentes et objectifs ?
L. B. : « Une fois arrivée au Japon, où je travaillais sous la supervision de Pr. Yo Matsumoto (spécialiste de la déixis et membre du projet SALTA) à l’institut NINJAL (à Tachikawa, dans le Grand Tokyo), j’ai assez vite compris que mon hypothèse de départ n’était pas concluante. Le néguidale n’est visiblement pas une langue qui utilise souvent la déixis dans l’expression du mouvement en général. Toutefois, aiguillée par les chercheurs et chercheuses avec qui j’ai pu échanger sur place, j’ai remarqué que les mouvements fluviaux étaient malgré tout essentiels dans la narration en néguidale et qu’ils permettaient aussi de donner des indications sur la direction. Cette constation m'a amenée à m'intéresser au système d’orientation du néguidale.
Les systèmes d’orientation ont fait l’objet de nombreuses études dans la littérature en linguistique, il y a une très grande diversité de systèmes d’une langue à une autre. En français, la tendance est de s’orienter relativement à soi (à gauche, à droite de soi, etc). Dans d’autres langues ce sont les points cardinaux qui sont utilisés, de façon plus absolue. Il y a aussi des systèmes qui s’appuient sur des éléments topographiques (le soleil, la rivière, par exemple). Et donc, jusqu’à preuve du contraire, ce que ce séjour de recherche a mis en lumière, c’est que l’expression de l'orientation lors d’un mouvement dans la langue que j'étudie semble effectivement ancrée dans l’environnement direct des Néguidales, à savoir la rivière (et son cours) et la forêt (la taïga) en contrehaut de la berge. Finalement, grâce à ce séjour, j’ai pu entamer une description du système d’orientation du néguidale, qui n’avait jusqu’alors pas fait l’objet d’une description systématique. D’ailleurs, cela constituera un chapitre de ma thèse. »
Que retenez-vous de cette expérience ?
L. B. : « Je ne peux pas faire de terrain pour des raisons géopolitiques et j'ai commencé à travailler sur le mouvement au début de ma thèse, donc très tardivement dans mon parcours. Dans ce contexte, il y a des jours où il est difficile de s’approprier son sujet, de se positionner dans sa recherche en tant que jeune chercheuse. C'est pourquoi je tiens énormément à ce chapitre sur l’orientation, qui a muri pendant mon séjour de recherche. Cette idée a germé contre tout attente et donne de beaux résultats, malgré les difficultés d’accès aux données et à l’environnement dans lequel la langue est parlée. 
Ce séjour de recherche a été extrêmement bénéfique. Il m’a permis d’avancer dans ma recherche, mais aussi de penser à l’après-thèse, de réfléchir sur ce que je voulais (et pouvais) faire après. J’ai eu l’occasion de rencontrer un grand nombre d'acteurs et d'actrices de la recherche. Je pense par exemple aux chercheurs et chercheuses qui travaillent au Musée des peuples du Nord de Abashiri (au nord de Hokkaido), qui m’ont gentiment accueillie et permis de fouiller dans leurs archives. J’ai eu la chance d’intervenir dans quelques cours auprès d’étudiantes et étudiants de l’université Keio, où j’ai eu l’occasion de découvrir un système universitaire différent. Il y a aussi une très grande vie scientifique francophone à Tokyo, pas seulement dans mon domaine. C’était très enrichissant. Même si la bourse Jean Walter Zellidja a dû être complétée par d'autres sources de financement pour permettre la réalisation de ce séjour de recherche, elle en a été le déclencheur. C’est grâce à elle que j’ai pu mettre en place ce projet et j’en suis extrêmement reconnaissante. »
Questionnaire
de Proust

Laurène Barbier s'est prêtée au jeu de questions & réponses de notre version du questionnaire de Proust.

Quelle est la ville où vous aimeriez vivre ?
L. B. : « Tokyo, sans surprise. »

Quel est votre film culte ?
L. B. : « Le Roi et l’oiseau, de Paul Grimault. »

Si vous n'étiez pas devenue doctorante en linguistique à Lumière Lyon 2, qu'auriez-vous aimé faire ?
L. B. : « J’aurais bien aimé travailler dans les réserves d’un musée. »

Quel est votre mot favori ? 
L. B. : « Stambouliote. »

Qu'est-ce qui vous fait peur ?
L. B. : « Les fonds marins. »

Quel est le don que vous aimeriez posséder ?
L. B. : « Pouvoir écrire ma thèse en dormant. »

Quel est le dernier livre que vous ayez lu ?
L. B. : « Djamilia de Tchinghiz Aïtmatov. »

Que vous reproche-t-on souvent ?
L. B. : « On me reproche souvent d’être un vrai moulin à paroles. »
Qu'est-ce qui vous fait rire ?
L. B. :: « Beaucoup de choses ! »

Que détestez-vous ?
L. B. : « La texture du blanc d’œuf sur les doigts. »

Quelle est votre devise ?
L. B. : « Je n’en ai pas vraiment. J’ai l’impression de passer plus de temps à chercher une épitaphe qu’une devise. Pour l’instant, je me suis arrêtée sur « quitte à mourir ici, autant mourir ailleurs. ». Elle change souvent. »

Quel est le moment de la journée que vous préférez ?
L. B. : « Le petit-déjeuner. »

Avez-vous un modèle (scientifique, essayiste, personnalité…) ou une personne qui vous inspire ?
L. B. : « J’ai toujours beaucoup aimé l’histoire de Gleb Travine. Un ouvrier Russe qui a fait le tour de la Sibérie à bicyclette entre 1928 et 1931. Il était très en avance sur son temps pour ce qui est de l’écologie, du rapport aux ressources naturelles, à la nature et au voyage. Son histoire (complètement folle d’ailleurs) a été racontée dans un livre écrit par Yves Gauthier, Le Centaure de l’arctique. »

Le séjour de recherche à Tokyo en quelques images...


Togakushi, prefecture de Nagano
Mont Mitake, parc national de Chichibu Tamakai

Vue de Tokyo depuis le Bunkyo Civic Center

Enoshima, préfecture de Kanagawa

Enoshima, préfecture de Kanagawa

Hakone, préfecture de Kanagawa
Le Mont Fuji depuis la plage de Morito,
préfecture de Kanagawa

Le Mont Fuji depuis la plage de Zushi,
préfecture de Kanagawa

Pagode Yasaka du temple Hokan-ji, Kyoto

Informations pratiques

Partenaires

La bourse Jean Walter Zellidja de l'Académie Française
Cette bourse aide les jeunes chercheurs et chercheuses francophones, ayant déjà obtenu un diplôme du second cycle universitaire, (post-)doctorantes ou doctorants, à mener à bien un projet de spécialisation ou de recherche dans le pays de leur choix, sans obligation de rattachement universitaire. Une commission composée d'universitaire, sous la présidence du Secrétaire perpétuel de l'Académie française, procède à l'examen des dossiers dans le courant du mois de mai. → En savoir plus