Les sons « f » et « v » seraient apparus récemment, grâce à des changements alimentaires

Sciences humaines et sociales

Certaines consonnes comme le « f » et le « v » sont des ajouts récents aux langues, selon une équipe internationale dirigée par l’Université de Zurich et comprenant un chercheur du laboratoire Dynamique du langage (CNRS/Université Lumière Lyon 2)1 . Ces nouveautés auraient été rendues possibles par les modifications de notre mâchoire et de notre denture suite à la naissance de l’agriculture et l’adoption d’un régime contenant moins d’aliments durs. Cette étude, publiée dans Science le 15 mars 2019, contredit une théorie selon laquelle la diversité phonétique des langues humaines serait restée fixe depuis l’émergence de notre espèce il y a 300 000 ans.

  • 1Dan Dediu, rattaché à l’Université Lumière Lyon 2 dans le cadre d’un programme de l’Idex Lyon Saint-Etienne.

La parole humaine utilise une palette incroyablement riche, avec près de 900 sons différents. Certaines langues n’utilisent qu’une dizaine de ces sons, d’autres plus d’une centaine. En 1985, le linguiste Charles Hockett avait remarqué que les langues utilisant les consonnes labiodentales (produites avec la lèvre inférieure contre les dents supérieures), telles [f] et [v], sont souvent parlées dans des sociétés ayant accès à des aliments mous. Une équipe de chercheurs basés en Suisse, à Singapour, aux Pays-Bas et en France, plutôt sceptique, a souhaité examiner cette hypothèse avec les outils du 21e siècle.

En utilisant des bases de données sur l’utilisation des labiodentales et le type de production alimentaire, ils ont d’abord pu vérifier que cette corrélation existe bel et bien, et qu’elle est statistiquement significative. Chez des populations qui vivaient encore récemment comme des chasseurs-cueilleurs, comme, par exemple, au Groenland, en Afrique du Sud et en Australie, les sons [v] et [f] sont quasi-inexistants (à l’exception d’imports assez récents d’autres langues comme le danois, l’afrikaans ou l’anglais).

Ils ont ensuite développé un modèle biomécanique afin de calculer la force musculaire nécessaire pour produire ces consonnes, chez des Homo sapiens du Paléolithique ou d’aujourd’hui. Jusqu’au début du Néolithique et la naissance de l’agriculture, le régime alimentaire de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs nécessitait une forte mastication qui provoquait une érosion dentaire et une modification de la denture de sorte que leurs incisives se touchaient parfaitement bord-à-bord. Avec le développement de l’agriculture et de technologies comme la meule, les humains modernes ont conservé à l’âge adulte une occlusion dentaire de type juvénile, où les incisives supérieures sont décalées vers l’extérieur de la bouche, la mâchoire inférieure étant légèrement en retrait. Dans ces conditions, les consonnes labiodentales sont prononcées plus facilement, nécessitant une moindre force musculaire. 

Enfin, en reconstruisant l’histoire et la diffusion de ces sons dans la généalogie des langues indo-européennes2 , les chercheurs suggèrent qu’en Europe, l’utilisation de labiodentales n’a augmenté de manière spectaculaire qu’au cours des deux ou trois derniers millénaires, en lien avec l’essor des technologies de préparation des aliments.

Cette étude révèle donc que le langage peut être façonné par des changements biologiques induits culturellement. Elle ouvre la voie à d’autres recherches qui permettront aux linguistes de reconstituer les sons des langues parlées il y a des milliers d'années. Si César a probablement prononcé « veni, vidi, vici » plutôt que « oueni, ouidi, ouici », la prononciation d'autres langues plus anciennes et moins documentées est bien plus incertaine !

 

schéma et modélisation
Un changement dans l’occlusion dentaire, provoqué par l’adoption d’un régime alimentaire moins dur, après les débuts de l’agriculture, serait à l’origine de la propagation d’un nouveau type de sons de la parole, aujourd’hui présents dans 50 % des langues du monde : les « labiodentales ».

En haut (a), à gauche : représentation schématique d’une occlusion dentaire où les incisives supérieures ont une légère proéminence vers l’extérieur de la bouche, accompagnée d’une légère rétrognathie de la mâchoire inférieure – ce type est plutôt caractéristique d’une alimentation post-Néolithique (mais aussi de l’enfance) ; à droite, un « stop frame » du modèle biomécanique de la prononciation d’un son « labiodental » (comme [f] ou [v]).

En bas (b) : même conventions qu’en haut, mais pour une occlusion dentaire bord-à-bord, plutôt caractéristique d’une alimentation plus dure, nécessitant une forte mastication, qu’on peut trouver avant l’émergence de l’agriculture et des technologies de préparation des aliments.

© Scott R. Moisik / Tímea Bodogán / Dan Dediu

 

  • 2Avec des méthodes phylogénétiques, utilisées par les biologistes pour reconstruire l’arbre du vivant à partir de séquences ADN.
Bibliographie

Human sound systems are shaped by post-Neolithic changes in bite configuration. Damián E. Blasi, Steven Moran, Scott R. Moisik, Paul Widmer, Dan Dediu, Balthasar Bickel. Science, le 15 janvier 2019. DOI: 10.1126/science.aav3218

Contact

Dan Dediu
Chercheur Idex Lyon
Véronique Etienne
Attachée de presse CNRS